Samira El Mouzghibati • Réalisatrice de Les Miennes
"La liberté, c'est quelque chose de très vaste, on passe notre temps à redéfinir ce que ça veut dire"
par Aurore Engelen
- La cinéaste nous parle de son premier long métrage documentaire, un film intime au féminin sur les libertés qu’on se cherche et celles qu’on s’octroie
Rencontre avec la cinéaste Samira El Mouzghibati, dont le premier long métrage, Les Miennes [+lire aussi :
critique
interview : Samira El Mouzghibati
fiche film], découvert dans la section Burning Lights du Visions du Réel où il a remporté Prix FIPRESCI et le Prix Zonta était sélectionné en Compétition Nationale au 7e Brussels international Film Festival. Le film dresse le portrait des femmes de sa famille, sa mère, à première vue insondable, et ses soeurs, inséparables.
Cineuropa : Quelles sont les origines de ce projet ?
Samira El Mouzghibati : L’envie de faire un film sur ma famille me trottait dans la tête depuis l'école de cinéma, sans savoir ce que je voulais précisément raconter. J’avais fait de petites tentatives en mettant la caméra au centre du salon familial. Mais ce n’est que quand je suis devenue moi-même mère, d’une petite fille, que cela a fait jaillir certaines émotions chez moi, que j'ai compris qu'il fallait que j'aille creuser dans l'histoire des femmes de ma famille pour comprendre pourquoi j’avais un rapport si complexe à l'identité féminine. Dès le début, j’ai su que je voulais faire un film d'intérieur, au coeur de l'intimité, mais plus je réfléchissais à la forme, plus j’intellectualisais le dispositif, plus je me sentais bloquée. Il a fallu que je lâche prise, que je laisse aussi le moment dicter sa forme. Parfois j’étais face à des paroles individuelles, parfois de groupe, parfois je me mettais en retrait. Cela s’est fait de façon très instinctive, pour prendre une forme un peu hybride.
La parole est effectivement au coeur du dispositif, et vous usez de différents outils pour la faire advenir, des coups de fil, des messages, des jeux sur les mots même.
Parfois, on n'arrive pas à se dire les choses en face, mais grâce à la technologie aujourd'hui, on se laisse des messages sur WhatsApp. Ma mère ne sait pas écrire. Du coup, elle laisse des vocaux, ce qui m'a donné une matière super riche. Soudain, sa parole se déployait, c'est vraiment un espace de liberté qu'elle s'octroie. Quant aux jeux de mots, cela remonte aux premiers moments où j’ai fait entrer la caméra dans le foyer, on faisait des veillées entre soeurs, et j’avais préparé une petite boite avec des mots assez génériques, comme l'amour, la liberté, le mariage, avec l’idée de susciter la parole. C’est une archive qui finalement a une place importante dans le film.
Dans le film, vos soeurs et vous-mêmes dites "ta mère", et jamais "ma mère", du moins jusqu’à la fin. Quel sens a cet adjectif possessif ?
Il me semble que tout le film est une espèce d'interrogation sur pourquoi on appelle notre mère "ta mère". C'est une formulation dont j’ai hérité. Il y a une forme d'exclusion dans la formulation comme si on ne se l’appropriait pas. Le film, c'est clairement une tentative pour l’inclure dans le clan des femmes de sa famille. Il a fallu aller à la rencontre de son histoire, porter un regard sur elle. De voir aussi des similitudes entre elle et moi, elle et mes sœurs. Malgré les obstacles, je pense que c'est quelqu’un de libre, même si sa liberté est extrêmement difficile à percevoir, car elle ne correspond pas forcément à l’idée que je me fais-moi, ou que vous vous faites-vous de la liberté. C'est quand même l'histoire d'une femme qui a dû quitter son pays natal, qui s'est exilée avec mon père en Belgique et qui a dû faire face à d’immenses changements, avec tout ce que ça pouvait procurer d'insécurité, d'instabilité, de solitude. Et malgré tout ça, elle a réussi à trouver ses espaces de liberté à elle. La liberté, c'est quelque chose de très vaste, on passe notre temps à redéfinir ce que ça veut dire, je pense que le film montre ça aussi.
Finalement, le film est aussi l’histoire d’une rencontre avec votre mère ?
Le film m'a permis de passer du temps avec ma mère et de voyager avec elle au Maroc, dans le Rif, sa région d’origine. J’ai pris le temps de la regarder en tant que femme adulte, et je me suis rendu compte qu’elle se transformait. En fait, même son corps change quand elle est dans son village natal. C’était très émouvant de voir comment là-bas elle se déploie, elle est beaucoup plus à l’aise, elle rit plus. Elle parle plus facilement, forcément, parce qu'elle est entourée de personnes qui parlent exactement le même dialecte qu’elle. Et en même temps, je revoyais presque la petite fille en elle quand je la filmais.
Quel était le plus grand enjeu avec ce film ?
Mes propres peurs et mes propres résistances. Ma tendance à l'autocensure. Je pense qu'il y a un enjeu que je n'ai pas encore complètement décortiqué avec le fait de placer une caméra au sein de la famille. Et puis en montant le film, je me suis rendu compte que faire un film sur l'intimité d'une famille belgo-marocaine, musulmane, montrer que cette intimité a plein de couches et de complexité, c’était important dans un monde qui empêche la nuance. Ce film m'a permis de me réconcilier avec les nuances, avec la complexité des miens et des miennes.
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