Victoria Verseau • Réalisatrice de Trans Memoria
“Plus je travaille avec le temps, moins je le comprends”
par Savina Petkova
- L'artiste et cinéaste suédoise nous parle de son retour en Thaïlande, vers ses souvenirs et l'époque du début de sa transition (un processus sans fin)
L'artiste conceptuelle Victoria Verseau a présenté son premier long-métrage, Trans Memoria [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Victoria Verseau
fiche film], un documentaire sur la transition de genre, le deuil et la mémoire, dans la compétition Proxima de Karlovy Vary. Après cette première mondiale, elle a parlé à Cineuropa des décisions artistiques derrière ce film qui lui a pris huit ans, et des enjeux d'un projet profondément personnel de ce type.
Cineuropa : Trans Memoria vous a pris des années. Ce projet étant très personnel, quelle impression vous aura-t-il laissé, rétrospectivement ?
Victoria Verseau : À vrai dire, je pensais ne jamais arriver à finir ce film. C’est la chose la plus dure que j’aie jamais faite, avec ma transition – mais en fait, je vois le film comme une partie de ce processus, et ces deux choses ont été incroyablement difficiles. Le film m’a sauvée, mais il m’a aussi presque brisée. L'expérience a été éprouvante à bien des niveaux, de vraies montagnes russes. Heureusement, mon équipe et moi nous sommes serré les coudes.
Le film réunit deux lignes temporelles différentes qui ont aussi des allures très différentes : l'une s'exprime à travers votre journal vidéo de 2012, l'autre à travers des images tournées pour le film de votre retour en Thaïlande. Comment le film a-t-il évolué, stylistiquement ?
Au début, je n’avais pas intention de partager ces vidéos. J’ai pour habitude de filmer et d’écrire mes impressions, mais pour moi. J'avais même oublié ces images, pour tout vous dire, et je n’étais pas sûre de savoir quoi en faire. J'étais partagée sur la question, par rapport à l’intégrité de la démarche, je faisais des allers-retours constants. Je me disais : "Pourquoi devrais-je me cacher ? Qu'est-ce qui m'interdit de parler des choses extraordinaires que j’ai vécues, si ça peut aider quelqu’un ?". D’autres fois, ça me faisait peur.
La mémoire aussi est pleine d’ambivalences, n’est-ce pas ?
Totalement. Aussi, quand je suis retournée dans cet hôtel en Thaïlande, et que j’ai documenté ces endroits, j’ai remarqué à quel point ils avaient vieilli. L’hôtel avait fermé, donc je ne pouvais pas le visiter, et ils ont détruit le centre commercial. Plus je travaille avec le temps, moins je le comprends. C’est comme s'il était devenu encore plus abstrait pour moi. Quand je suis retournée sur place, j’avais l’impression qu’une année seulement s'était écoulée, mais aussi toute une vie.
Ces paysages, l’espace mort et les couloirs vides font très "arides", face à l'eau et l’humidité, qui sont traditionnellement des symboles de la féminité. Que pensez-vous ce genre de lectures métaphoriques de l'expérience transgenre ?
La ville est située sur un front de mer où les marées sont très marquées, qui s'étire jusqu'à l'horizon. Le jour, c'est totalement sec et vaseux, mais la nuit, l'eau revient, comme si l'endroit était constamment en transition… Je m'y suis rapportée, pour ces raisons, avec l'humidité, les coquillages. Je dois aussi préciser qu'en suédois, le mot pour "marais" est le même que pour désigner le vagin.
L'hôtel est un personnage à part entière, surtout par rapport au souvenir de Meril.
J'avais l'impression que l'environnement avait lui aussi sa perception des choses, comme s'il y avait des choses qui existent, mais pour lesquelles on n'a pas vraiment de mot. Personnellement, je doute qu'il y ait quoi que que ce soit [ailleurs, après], mais je crois aussi que quelque chose existe. À vrai dire, j'espère que c'est le cas, parce que ça redonne du sens à tout, dans ce monde démystifié. Le réalisme peut être tellement assourdissant : je préfère penser que tout est en fait un mystère.
Vous devez avoir fortement amplifié les éléments sonores, pour ramener ces vibrations invisibles à la surface…
Oui, les caméras et appareils de prise de son, en tant qu'équipement, ont quelque chose de fantomatique. Les caméras captent le temps, mais aussi le son. J'espérais sans doute dévoiler, en enregistrant les bruits de ces chambres d'hôtel, quelque chose qui aille au-delà de leur simple apparence.
Ce qui je trouve intéressant dans l'art, c'est qu'il ne doit pas toujours donner de réponses. Je ne pense pas qu'il existe des réponses pour tout et ça, en soi, me semble très lourd de sens.
(Traduit de l'anglais)
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